IV. Propinquus – proximus
Propinquus – proximus occupent une position particulière car leur base est à l’origine du fr. prochain. Le problème est double : les valeurs de propinquus dans ce champ lexical et la place qu’y occupe proximus, place secondaire sur le plan de la chronologie puisque les emplois en question concernent les auteurs chrétiens.
IV. 1. Les emplois en latin classique
De Plaute à Apulée, propinquus – propinquitas s’utilisent pour les liens qui, entre les membres d’une famille, reposent sur le sang et non pas sur le mariage. Est exceptionnelle une occurrence pour l’alliance par le mariage :
- Plaute, Aul. 236-238) :
Quam ad probos propinquitate proxime te adiunxeris,
tam optumumst. Tu condicionem hanc accipe : ausculta mihi
atque eam desponde mihi.1)
Fondée sur les liens du sang, la propinquitas s’oppose à l’adfinitas, l’alliance entre deux familles résultant du mariage, selon une distinction bien marquée :
- Plaute, Trin. 442-444 :
Meus gnatus me ad te misit, inter te atque nos
adfinitatem ut conciliarem et gratiam.
Tuam uolt sororem ducere uxorem …2)
- Cicéron, Fin. 5, 67 :
…exsisit illud, ut amici, ut fratres, ut propinqui, ut affines, ut ciues, ut omnes denique (quoniam unam societatem hominum esse uolumus) propter se expetendi sint3).
Les propinqui s’opposent encore aux alieni comme les membres de la famille à tous ceux qui n’en font pas partie :
Au sein de la famille au sens large, le lien n’est pas strictement défini, mais il est plus ou moins étroit. Le propinquus est moins proche du sujet que ses frères :
- César, B. G. 7, 38, 3 :
Haec ab his cognoscite, qui ex ipsa caede fugerunt : nam ego fratribus atque omnibus meis propinquis interfectis dolore prohibeor quae gesta sunt pronuntiare5).
Mais le propinquus est plus proche de ses frères que des cognati :
- Cicéron, Sext. Rosc. 96 :
Cum Ameriae Sext. Rosci domus, uxor liberique essent, cum tot propinqui cognatique optime conuenientes, qua ratione factum est ut … ?6).
Il en est a fortiori plus proche que les amis et les voisins :
- Cicéron, Off. 1, 59 :
… at, si lis in iudicio sit, propinquum potius et amicum quam uicinum defenderi.8)
La parenté peut être distendue comme pour Q. Aelius Tubero, l’accusateur du pro Ligario, que Cicéron considère comme un propinquus alors que la relation de cousinage est fort distante :
- Lig. 8 : Cuius (= Tubero) ego industriae gloriaeque faueo, uel, propter propinquam cognationem, uel …9).
Assez souvent, le lien ne saurait être déterminé avec précision :
- Martial, 12, 44, 2 :
Vnice cognato iunctum mihi sanguine
nomen qui geris et studio corda propinqua meis11).
Quel que soit le degré, le propinquus entretient un lien qui peut en faire un héritier :
Le mot en vient à désigner au pluriel le conseil de famille avec toutes ses composantes :
- Tacite, An. 13, 32, 2 (à propos d’une femme inculpée de superstitions étrangères) :
isque, prisco instituto, propinquis coram de capite famaque coniugis cognouit, et insontem nuntiauit13).
En somme, même si les relations sont plus ou moins étroites, le lien des uns aux autres est manifeste et nettement perçu. Ce lien peut être à la base d’engagements forts. Micipsa enjoint au jeune Jugurtha de veiller sur son royaume et sur les siens :
- Salluste, Iug. 10, 3 :
Nunc, quoniam mihi natura finem uitae facit, per hanc dexteram, per regni fidem moneo obtestorque te uti hos, qui tibi genere propinqui, beneficio meo fratres sunt, caros habeas, neu malis alienos adiungere quam sanguine coniunctos retinere.14).
Le mot s’emploie aussi en dehors de la famille pour des relations aussi solides que celles fondées sur le sang. La propinquitas caractérise aussi les sociétés traditionnelles, par opposition à la familia et au pur rapprochement de circonstance pour constituer un fil unitaire bien réel entre les membres :
- Tacite, Germ. 7, 3 :
non fortuita conglobatio turmam facit, sed familiae et propinquitates.15).
IV.2. La relation à l’autre exprimée par propinquus
Être propinquus, ce n’est pas entrer dans une relation définie au sein d’un système structuré comme le sont les rapports des frères et des sœurs, des oncles et des neveux. Être propinquus, c’est entretenir avec un autre ou avec d’autres, une relation qui pourrait toujours se situer à un niveau moins étroit ou plus étroit. La propinquitas est relative, à ce titre elle s’étend toujours plus loin par une sorte de capillarité, sans pour autant jamais perdre sa source. Le propinquus est toujours le proche de quelqu’un et il est toujours quelqu’un dont il est le proche. Telle est bien la relation exprimée par prope « près de », une distance englobante entre deux points, tandis qu’ad « vers » exprime l’effet du rapprochement, le contact, qui est un résultat fixe. La relation exprimée avec propinquus est toujours variable dans des limites :
- Cicéron, Quinct. 97 :
… obsecrauit per fratris sui mortui cinerem, per nomen propinquitatis, per ipsius coniugem et liberos, quibus propior P. Quinctio nemo est, ut aliquando misericordiam caperet …16).
Cette relation plus ou moins proche se définit par un lien extensible qui ne se rompt pas, si bien qu’elle confine au groupe social, voire au groupe humain, selon une dynamique très bien illustrée dans ce passage :
- de Officiis (1, 54) :
Sequuntur fratrum coniunctiones, post consobrinorum sobrinorumque qui cum una domo iam capi non possint, in alias domos tamquam in colonias exeunt. Sequuntur conubia et adfinitates ex quibus etiam plures propinqui : quae propagatio et suboles origo est rerum publicarum17).
Il n’est pas indifférent que le lien du mariage soit lexicalisé comme le résultat d’un rapprochement, un contact - adfinis -, mais pratiquement jamais avec propinquus, comme une proximité relative. Il n’est pas indifférent non plus que le terme du contact, adfinis, n’ait ni comparatif, ni superlatif, alors que propinquus est au cœur d’un paradigme évaluatif avec propior et proximus. Le lien exprimé par propinquus est en somme caractérisé par deux choses : sa solidité, liée au sang, gage de pérennité, et son caractère dynamique qui tisse sa toile, tandis que l’adfinitas est, à travers le mariage, le contact entre deux familles qui demeure ou qui rompt, mais qui n’est pas plus ou moins. Il n’est pas facile de comparer socius et propinquus. La societas serait plutôt l’unité objectivée autour d’un bien que les membres ont en commun, la propinquitas la relation plus subjective, c’est-à-dire vécue à travers le rapport à l’autre, chacun étant le prochain d’un prochain.
IV.3. Propinquus chez les auteurs chrétiens
Or, si l’on admet sur la base des exemples du latin classique que l’adfinitas est statique et la propinquitas dynamique, l’on comprend l’usage du terme dans le latin des Chrétiens et sa fortune en fr. moderne. Chacun est ainsi le propinquus de l’autre:
- Augustin, De mor. Eccl. 1, 1332 :
Quid enim homini homine propinquius : accipe etiam quod Paulus dicit : dilectio, inquit, malum non operatur18).
Cet emploi n’est pas éloigné de celui du latin classique pour des liens d’appartenance plus ou moins étroits. Mais, et c’est peut-être une innovation du latin chrétien, la relation exprimée avec prope – propinquus renvoie sur l’échelle argumentative à un écart moindre par rapport aux différences possibles. Les similitudes rapprochent et, dans une allégorie, les propinqui du prophète deviennent l’image des hommes dans la constitution de la nouvelle Jérusalem :
- Hilaire, Expl. Ps. 121, 15 :
Primum enim fratres et propinqui eius per praedicationem pacis facti sunt domini ciuitas ; … ciuitas ipsa ex propinquis eius et fratribus constituta …19).
Les similitudes sont d’autant plus prégnantes qu’elles fondent la cohésion du groupe et elles sont plus fortes que les différences. La violence contre le propinquus est alors paradoxale, ne s’expliquant, par exemple, que comme la volonté du dieu d’Israël :
- Lucifer Calartanus, De non parcendo 1, 20 :
Haec dicit dominus deus Israël : … et pertransite et reuertimini a porta usque ad portam ad castra, et occidite unusquisque fratrem suum et unusquisque propinquum suum20).
Il est difficile et peut-être illusoire de donner une ‘définition’ du propinquus en latin, mais derrière les deux composantes de la signification : relations plus ou moins étroites (auteurs classiques), ressemblances plus importantes que les différences (auteurs chrétiens), perdure l’idée d’un lien qui se diffuse entre les membres du groupe et ne rompt pas. L’on comprend alors l’emploi du mot prochain pour désigner l’être humain considéré comme un semblable.
IV. 4. Proximus chez les auteurs chrétiens
Je reprends quelques-unes des conclusions de J. Lagouanère. Dans la Bible et la formule célèbre ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même’, la notion de prochain est à la croisée de celles de berger, de soin d’ami et de compagnon : le prochain est l’autre pour moi qui n’est pas l’étranger, il est celui à qui l’on porte soin et, par extension, celui avec qui se crée un lien de réciprocité. L’hébreu dit rea, le grec o plèsion et le latin proximus :
- Tertullien, Adv. Marc. 1, 21 :
Ceterum disciplinam diligendi extraneum uel inimicum antecessit praeceptum diligendi proximum tamquam te ipsum, quod etsi ex lege creatoris, et tu quoque illud excipere debebis, ut a Christo non destructum, sed potius extructum. Nam quo magis proximum diligas, diligere iuberis inimicum et extraneum21).
J’en reviens à la sémantique et à l’usage de proximus au lieu de propinquus. Le terme prochain a en fait deux sens. Le prochain est l’autre que soi et chacun est le prochain d’un autre, le processus inclusif est désigné par propinquus tandis que proximus s’emploie lorsqu’est affirmé l’amour entre les hommes. Comment expliquer cette tendance à la spécialisation du superlatif pour le prochain en tant qu’il est aimé ? La question se pose d’autant plus que le terme grec correspondant n’est pas un superlatif (to plèsion). Peut-on envisager que le resserrement des liens à travers l’amour ait orienté la lexicalisation vers une forme de superlatif ? Plus on considère l’autre comme proche de soi, plus on l’aime et plus on l’aime, plus on le considère comme proche de soi.
N’ont pas été retenus les mots du vocabulaire de la parenté, car ils expriment la place de chacun par rapport aux autres sur un positionnement fixe de nature structurale. Or la relation à l’autre, justement parce qu’elle dépasse le cadre préétabli de la famille, est plus diverse et elle construit plusieurs images de cet autre. Cette diversité se manifeste à travers les voies de lexicalisation observées en latin classique entendu au sens large. Certains termes font porter l’information sur la nature de la relation. Celle-ci a une nature dynamique propre à s’étendre sans perdre le lien unitaire par une sorte de capillarité (propinquus), elle est une participation à des objectifs pratiques communs (socius), elle se caractérise par une intimité inscrite dans la durée (familiaris), elle génère des actions qui s’imposent (necessarius), elle établit une réciprocité (amicus). Entendons-nous bien sur la portée de ces valeurs sémantiques différentielles. Elles ne sont pas actualisées systématiquement dans tous les contextes et il y a bien sûr des occurrences où elles s’estompent. D’un autre côté, elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre : par exemple l’amitié se caractérise à la fois par une réciprocité et par des devoirs, mais le choix d’amicus ou de necessarius met l’accent davantage sur, respectivement, la réciprocité ou sur la force des obligations. À travers tous ces termes, la relation entre ego et l’autre se définit souvent par deux caractères. Elle est l’appartenance à un groupe : chaque omnis est le membre d’un totus pour reprendre la distinction de V. Descombes (2013, p. 50-54) et d’autre part, cette relation est orientée vers une action. Elle est donc résolument concrète, pratique, voire pragmatique. Chaque individu est fait par les individus et les groupes qu’il fréquente : il y a là, illustrée par le vocabulaire, une tendance forte des sociétés humaines. Un élargissement de la perspective s’opère avec amicus pour penser l’autre non pas seulement dans les formes de sa relation avec le sujet, mais dans son identité, dans leur identité respective. L’amicus devient alors l’autre en tant qu’il est l’égal de moi, au-delà des actions que lui et moi nous accomplissons réciproquement. Ce positionnement se trouve précisé avec le couple alter – alius. Alter est plutôt le moi que je ne serai jamais et qui me constitue comme tel en même temps qu’il se constitue comme tel face à moi. Il dépasse la fonctionnalité des rapports pour viser la spécificité de chacun, faite de différences qui n’excluent pas, tant s’en faut, les ressemblances, qui vont jusqu’au partage de la condition humaine. Cette part d’humanité n’est pas marquée avec alius, qui réfère plutôt à tel ou tel, indistinct plutôt qu’indéfini, et qui reste plutôt situé dans un rapport de différence vis-à-vis du moi ou du sujet de référence. Un glissement s’opère en somme à partir de celui qui, bien visible, est en face de moi vers l’entité qui me renvoie à la question de ma propre identité, à travers une forte dialectique. Dans les sociétés traditionnelles, l’agir définit l’être à travers un réseau de relations et d’obligations, mais l’analyse philosophique pose le problème de cet être qui existe en deçà ou au-delà de ce réseau, et que l’on appelle sujet, personne. La question du ”qui suis-je ?” invite à rechercher où commence la réalité de la personne entre l’individuel, le collectif et le général, voire l’universel. Le problème est difficile. Au niveau plus modestement sémantique, certains emplois d’amicus et d’alter témoignent de l’élargissement et l’approfondissement de la perspective. C’est évident pour alter. C’est le cas pour amicus, qui se comprend comme relation entre des personnes, mais sur la base de la nature, puis de Dieu. Il n’est pas indifférent que propinquus, avec l’idée d’une extension progressive du lien, soit à l’origine de prochain, tandis que familiaris et necessarius, plus spécialisés pour des relations encadrées, paraissent sortir de l’usage. « L’homme devant le Christ, écrit Michel Messier (2007, p. 208), n’est pas le familier, le juif ou l’étranger, c’est l’homme simplement homme, dépouillé de toute différence, dans la pauvreté de ses relations inachevées. »
Cornelius Nepos, Ages. 1, 3 ; Tacite, Hist. 1, 88, 1 ; Pline le J., Epist. 4, 4, 1.