6. Histoire du lexème
6.1. Histoire au cours de la latinité. Evolution des emplois
Les emplois de rursus présentés ici sont tous attestés chez Plaute, et il est parfois difficile de les distinguer. Ainsi, dans certaines occurrences, rursus a-t-il une valeur contre-directionnelle autant que restitutive, comme dans les exemples suivants :
- Pl. Merc. 296 : aiunt solere eum rursum repuerascere.
« et, comme, disent les gens, on retombe en enfance. »
- Pl. Men. 907 : quia rogo, palla ut referatur rursum ad uxorem meam.
« parce que je lui demande de me rendre la mante pour la rapporter à ma femme. »
D’autres occurrences sont contre-directionnelles, mais non restitutives :
- Pl. Merc. 348-349 : dum serui mei perplacet mihi consilium,
dum rursum haud placet.
« Tantôt je trouve excellent le conseil de mon esclave, tantôt au contraire, je le trouve mauvais. »
Il y a aussi des occurrences où rursus a un sens répétitif, comme dans le vers suivant, où nugas agere est un syntagme verbal d’activité :
- Pl. Men. 625 : Em, rursum nunc nugas agis.
« Bon ! de nouveau, à présent tu dis des balivernes. »
Cependant, il est possible de reconstruire l’évolution sémantique de rursus. Conformément à la valeur spatiale originelle du préverbe re-, « en arrière », le sens ancien de l’adverbe est « en retournant en arrière » (cf. Moussy 1997), comme dans l’exemple suivant :
- Pl. Poen. 79 : re uertor rursus denuo Carthaginem
« Je fais demi-tour et retourne encore une fois à Carthage. » (traduction A. Ernout, CUF, Paris, 1961)
A. Ernout rend l’expression pléonastique reuertor rursus par deux verbes (faire demi-tour et retourner), tandis qu’il traduit denuo par « encore une fois ».
La lexie complexe adverbiale rursum prorsum qui signifie littéralement « vers l’arrière et vers l’avant », confirme aussi le sens ancien « en arrière » de rursus, par exemple :
- Ter. Hec. 315 : Trepidari sentio et cursari rursum prorsum
« J’entends qu’on s’agite et qu’on court deçà delà. » (traduction J. Marouzeau, CUF, Paris, 1949)
Selon Cl. Moussy (1997), il faut plutôt comprendre dans ce passage le sens littéral de « en arrière et en avant » ou « en reculant et en avançant ».
Les deux passages confirment que la valeur originelle « en arrière » de rursus doit être comprise au sens spatial : le caractère ancien de ce sens spatial et son évolution ultérieure vers un sens temporel est conforme à la tendance générale selon laquelle le sens devient de plus en plus abstrait au fur et à mesure que la grammaticalisation se réalise (cf. Haspelmath 1995).
Le sens spatial de « mouvement vers la direction opposée » est étroitement lié à un sens contre-directionnel, comme le montre l’exemple suivant :
- Ter. Ad. 579 : Erraui. In porticum rursum redi.
« J’ai fait erreur. Reviens sur tes pas jusqu’au portique. »
Dans ce vers, rursum et redeo semblent renvoyer au même mouvement, redeo signifiant «aller en sens inverse» (du premier trajet), comme le montre Cl. Moussy (1997, 231). Le sens contre-directionnel de rursus, fortement lié à son sens spatial, serait donc au point de départ des valeurs restitutive et répétitive.
L’emploi de rursus est ainsi conforme aux considérations diachroniques récemment suggérées à propos de all. wieder et angl. again par K. Pittner (2003) ainsi que par C. Fabricius-Hansen (2001). Ces deux auteurs montrent que all. wieder et angl. again ont connu un développement sémantique identique à partir du sens de « contre » en français, « against » en anglais vers les valeurs restitutive et répétitive. Le premier sens était contre-directionnel (« en arrière ») et il a servi de base à la lecture restitutive, qui, à son tour, a permis ensuite le développement du sens répétitif. Comme le suggère K. Pittner (2003), un mouvement contre-directionnel permet de revenir dans un lieu où l’on était auparavant. Or, le sens restitutif peut être conçu comme un mouvement en arrière de retour vers un état antérieur : par un processus métaphorique allant du sens concret, local, vers un sens plus abstrait, concernant un état, le sens restitutif a ainsi fini par s’imposer. Puisque le sens restitutif implique aussi une répétition (la répétition de l’état antérieur), il a constitué le point de départ à partir duquel s’est développée la valeur répétitive.
6.2. Etymologie et origine
6.2.1. Une formation de date latine : un participe grammaticalisé
Rūrsŭs (-m) est une formation de date latine. Cet adverbe a le sens ancien littéral de « en retournant vers l’arrière », « en étant tourné vers d’arrière », « tourné vers l’arrière ».
Il s’agit d’un ancien reuorsus ou reuorsum (-a, -um)1), participe parfait passif du verbe préverbé rĕ-uertō, rĕ-uertĕre « tourner vers, retourner » ou plutôt participe parfait du verbe déponent rĕ-uertor, rĕ-uertī à valeur de médio-passif « se retourner, se tourner vers ». La forme en ..us représente le figement d’un ancien nominatif masculin sg. et la forme en …um celui d’un accusatif.
Le préverbe rĕ- a pour valeur « en arrière » (et « de nouveau »), tandis que le verbe simple est uertō,uertere (participe parfait passif : uorsus, -a, -um « tourné, qui a été tourné ») ou plutôt le médio-passif uertor, uertī « se tourner » (équivalent de sē uertere à la forme dite « pronominale »), ce qui donne pour le participe parfait le sens de « qui s’est tourné, tourné »2). Des preuves de cette formation nous sont données par Plaute (cf. § 5.1.).
6.2.2. Le groupement des adverbes directifs en … ōrsŭs / … ōrsŭm
L’adverbe rursus (-m) appartient à un groupement d’adverbes directifs usuels, ayant une productivité certaine et appartenant au vocabulaire fondamental de la langue.
On trouve ces adverbes directifs pour dénoter toutes les variantes spatiales d’un déplacement vers : sūrsum (sūsum) « vers le haut, en haut » (de *sub-uorsum), deōrsum « vers le bas, en bas » (de *dē-uorsum avec un remaniement phonétique analogique), prōrsum « en avant, tout droit » (de *prō-uorsum) et prōrsus (prōsus) « en avant, tout à fait », etc. (cf. § 5.3.; voir aussi, pour cette formation adverbiale, DHELL 3ème partie).
Ils sont formés par agglutination : derrière un adverbe déjà directif terminé par le o long directif de la question « quō ? », s’est soudée la forme uorsus (-m) « tourné vers, vers » de participe parfait de uertī « se tourner ». Cette forme participiale s’est figée et grammaticalisée3) en latin, où elle fonctionne comme un morphème directif. Ces adverbes résultent donc de l’agglutination de deux morphèmes directifs.
Phonétiquement, on passe par une évolution phonétique attendue de dextrō-uorsum à dextrōrsum.
La consonne notée -u- (et prononcée [ w ]) disparaît entre deux voyelles de même timbre (ici le timbre o), ce qui entraîne la contraction des deux voyelles en une voyelle longue de même timbre (ōŏ > ō). De même pour rĕtrō-uŏrsus > rĕtrōrsus, *prō-uorsus > prōrsus.
Au sein de ce groupement, la particularité formelle des adverbesrūrsus etsūrsum « tourné vers le haut, vers le haut » est qu’ils offrent une voyelle u long et non une voyelle o long. La raison en est phonétique4). Dans rursus (-m), la syllabe initiale du « suffixe » …ōrsus ou-ōrsus est aussi la syllabe initiale du mot, alors qu’elle était la seconde syllabe du mot pour retrorsus et la plupart des adverbes de ce groupement. Or, en syllabe initiale, le latin offre quelques cas de fermeture d’un o long en u long5) (cf. § 2.3 et § 5.1.).